Aloysius se renfonça dans son siège, leva les bras en l'air et s'étira. Il avait tout de même un certain nombre de paperasses à faire. Il aurait préféré faire autre chose de sa soirée. Mais après être revenu de manger pour terminer une dernière chose dans son bureau, Briquet s'était allongé sur ses genoux et rapidement endormi. Il n'avait pas osé le réveiller -il était trop mignon, il avait craqué- et en avait profité pour s'avancer dans son travail. Du coup, demain, il prendrait une grasse matinée discrètement sans rien dire. Mais là, il en avait marre, il serait bientôt vingt deux heures et surtout l'envie de fumer lui rongeait les poumons.

"T'as enfin fini ?" lui demanda la voix pâteuse de son dragon rose.

Aloysius l'avait réveillé en bougeant.

"J'en ai même fait nettement plus, tu ronflais comme Nicola un soir de beuveurie." fit-il en lui caressant entre les ailes.
"Mais euh ! C'est méchant et puis je sais que tu mens parce que je ne ronfle pas d'abord !"
"Bon, on va prendre l'air ? J'ai envie d'une cigarette."
"Ca marche, mon pote."

Il sauta souplement à terre et fit à peine trois pas avant d'allonger les pattes avant et de s'étirer en baillant. Il s'avança et s'étira cette fois les pattes arrières.

"Tu ressembles quand même vraiment à un chat, des fois."
"C'est parce qu'ils ont raison de faire ça. Tu ne sais pas ce que tu perds, bipède." répondit-il doucement, comme si c'était une vérité évidente.

Il se dirigèrent vers la cour, tranquillement l'un trottinant à côté de l'autre, sans se parler, comme un vieux couple qui n'en a pas besoin pour se comprendre. Ils arrivèrent à la porte de bois qui menait vers la cour intérieure. Aloysius tapotait déjà le bout de sa cigarette sur le dos de sa main gauche et ouvrit la porte. Un courant d'air fit vibrer le couloir et Briquet se figea instantanément, la patte gauche levée.

"Ca sent le dragon !"
"Qu'est-ce que tu racontes" fit le concierge sur un ton légèrement désapprobateur. Il fallait dire que chaque minute que Briquet passait à faire autre chose retarderait d'autant sa petite pause clope du soir.
"Je te dis que ça sent le dragon."
"Dans ce couloir ? T'es sur que c'est pas plutôt une odeur qui vient de dehors ?"
"Certain. Mais tu n'as qu'à refermer cette porte."

Le vieil homme soupira et fit ce que lui demandait son compagnon.

"Tu sens encore quelque chose, là ?"
"Oui, c'est plus net."
"Mon vieux, si tu commences à te sentir toi-même, il serait temps que tu prennes un bain."

A cette évocation, Briquet ne put s'empêcher de frémir et de tourner la tête vers son ami avec un regard implorant. Regard qui disparut aussitôt pour être remplacé par une once de colère. Il détourna à nouveau la tête, fit quelques pas vers la suite du couloir. Il avait d'abord mis ses naseaux au niveau du sol puis levé la tête bien haut. Au bout d'un instant, il s'était dressé sur ses pattes arrières, puis, détectant l'odeur encore plus en altitude, il se mit à voler. Il s'arrêta presque à mi-hauteur et avança.

"Ca vient de par là. C'est un dragon de glace."
"Ben voyons. Et comment tu sais ça ?"
"L'odeur est froide."
"Ah ! C'est que ça doit venir d'un étudiant qui a passé un moment avec sa bestiole avant de retourner au dortoir, rien d'extraordinaire."
"Non, non, ça ne sentirait pas autant, c'est tout chaud."
"Décide-toi ! C'est froid ou c'est chaud ?!" commençait à s'énerver le concierge en suivant son dragon dans le couloir.
"L'odeur est froide mais la piste est chaude, oooh ! Aloy ! Mais comment tu as fait pour chasser ta bouffe avant que je ne te trouve ? Tu n'as vraiment aucun talent."
"C'est parce que je me sers de mon cerveau pour trouver mon gibier, moi, pas de ma truffe. J'utilise mon intelligence, moi, môssieur."
"Comme avec le sanglier lors de l'Epreuve ?"
"Dis donc, c'est toi qui l'avait trouvé !"
"Chut, tais-toi ! ordonna Briquet. Ca devient brûlant comme piste."
"C'est sur que si je me tais pas, tu risques de ne plus l'entendre, cette odeur." grogna Aloysius dans sa moustache en plongeant les mains dans les poches de son pantalon en baissant tout de même la voix.

Le machin rose le distançait. Il avait accéléré. Un peu plus loin dans le couloir, une autre âme qui vive. Un élève. Habillé de noir. C'était gai tiens. Il ne lui disait pas grand chose celui là. Ca devait être un premier année, il avait l'air vieux mais l'un n'empêchait jamais l'autre. Evidemment, Briquet voleta autour de lui en criant à Aloysius tout joyeux.

C'est lui ! Ca vient de lui !

Le senior s'approcha nonchalamment du jeune homme, mains toujours dans la poche et lui demanda à son approche :

"Bonsoir gamin. Comment va ? Mon renifleur portable" (protestation bruyante mais ignorée de l'engin en question) "Mon renifleur portable, donc, aurait détecté du dragon de glace sur toi. Allez mon cochon, me dit pas que tu te fumes de la bouse de dragon en cachette et explique-toi. Ou alors, je te filerai de la meilleure came, quand même."

Aloysius regardait le jeune homme. Il faudrait qu'il arrête les haut de forme, celui-là. Cela le rendait encore plus grand. Et ça le transformerait moins en cadavre sortit pour la nuit pour aller se payer du bon temps au cabaret. Il avait envie de tirer cette affaire au clair, histoire d'aller se fumer cette fameuse clope qui commençait à vraiment se faire désirable.

L'étudiant semblait quand même mal à l'aise, cela Aloysius n'eut aucun mal à le voir. Et s'en préoccupait peu. Pour beaucoup d'étudiant, voir le concierge commencer à vous parler sentait la colle. Il fallait dire que ce règlement intérieur était si complexe et que le seul à le connaître parfaitement était le concierge qui le pratiquait depuis si longtemps. A tel point que le bruit courait qu'il inventait de temps à autres quelques articles quand ça l'arrangeait. Pourtant le jeune homme expliqua qu'il avait passé du temps avec son compagnon. En entendant ça, Aloysius se retourna vers la boulette rose volante et fit un 'HA !' triomphal en pointant son index juste devant son museau.

"Tu vois, je te l'avais dit ! Y a rien de préjudiciable, enfin !"

Le petit dragon fronça les yeux et ~ Niam !~ Il mordit l'index du concierge. S'ensuivit une lutte où le vieil homme agitait son bras en trépignant sur place, le visage décomposé et où le dragon tenait bon au bout du doigt. Cela donnait un espèce de fouillis rose. Puis finalement, le marshmallow ouvrit la gueule et gronda :

"Et si moi, je te dis que ça sent trop le dragon pour que ce soit que ça, maudit bipède ! Si tu ne tire pas cette affaire au clair, je crame le lit !"

Bon, là, le concierge cédait. Il se suçait le doigt depuis que son compagnon l'avait lâché mais le retira pour demander à l'élève :

"Bon, je suis désolé, je ne demande qu'à te croire mais malheureusement, Saint Thomas est là. Tu peux nous ramener à ton dragon ? Il fait pas encore trop froid, on a qu'à aller le voir au lac, tu veux bien nous conduire ?"

Après tout, Aloysius en étant certain : ils allaient tous les trois aller vers le lac, le jeune homme allait lui montrer un gros écailleux balèze de plusieurs mètres de haut, il aurait raison, Briquet aurait tord et il se fumerait une bonne cigarette pour digérer. La nuit commençait à tomber, d'ici une dizaine de minutes, il ferait nuit noire. Seulement, il n'y avait pas de torche ici. Il savait qu'il y en avait une petite réserve dans une remise au lac. Boh, il connaissait le chemin. Il se retourna vers le gamin l'attendant pour commencer cette petite promenade nocturne.

Aloysius ouvrit la porte. Il respira le bon air frais qui venait du dehors et songea qu'il pourrait s'allumer sa cigarette en y allant. Il se sentit tout guilleret : enfin une bonne chose qui venait. Et il en avait très envie de sa cigarette. Aussi marcha t-il d'un bon pas et il se trouvait déjà trois mètres devant lorsqu'il comprit que l'étudiant ne le suivrait pas. Il se retourna agacé par sa clope qui s'éloignait à nouveau et surpris par les dires.

"Oui, il fait noir mais à part te casser la figure, tu ne risques pas grand chose."

Aloysius revint sur ses pas, s'arrêta près du garçon et le toisa. Pour quelqu'un qui n'aimait pas le noir, il adorait s'en vêtir... Et le directeur qui lui avait fait un sermon l'autre jour parce qu'il était trop paternel avec les élèves.

"Tu sais... Il va falloir que tu t'endurcisses sinon le front te tuera plus sûrement que le lac. Et toutes les batailles ne se déroulent pas sous un beau soleil d'été."

Aloysius sortit une cigarette de son étui et la tripota. Il avait vraiment envie de la fumer. Mais le Briquet serait réticent à la lui allumer tant qu'il n'avait pas réglé cette histoire au clair. Ce dernier tournait en rond dans le couloir, derrière l'étudiant. Aloysius regarda dans le parc. C'était vrai qu'il faisait sombre malgré les quelques flammes et éclairs des dragons qui se disputaient pour un meilleur coin où dormir ou une broutille. Il cala le cylindre de tabac entre les lèvres et commença :

"Tu n'as qu'à appeler ton"

Mais pile à ce moment, la boulette rose perdit patience et s'exclama :

"Fais pas tant de manières ! Avance donc !"

et cracha un jet de flammes en direction des fesses de l'étudiant pour le convaincre d'avancer. Aloysius manqua de regarder au plafond. Briquet, dans sa splendeur, pas diplomate pour un sou.