L'enfant regardait les deux petits corbeaux, petites boules de plumes ébouriffées, qui piaillaient sous le nid d'où ils étaient tombés. Ses yeux rouges se plissèrent de contrariété alors qu'il levait la tête vers la cime. Mais aucune mère oiseau ne vint tournoyer non loin. Les deux petits paillaient fort et il les prit doucement, un dans chaque main, après un peu d'effort pour les attraper. Ils sautillaient bien pour lui échapper, mais le gamin était leste et il parvint tout de même à les caler dans ses bras. Tout à sa courte traque, il tomba finalement sur le cadavre de la mère, traîné par une aile par un gros matou. Ce chat, il le connaissait bien, c'était celui de la vieille boulangère. Il aimait bien, ce chat, qui venait tous les matins se glisser dans le petit pavillon et se glissait délicatement contre lui pour le réveiller, lui mordillant les doigts de pieds et miaulant tout bas.
C'était un gros matou borgne et un peu sale, le museau plein de balafres. Mais il jouait toujours avec le bouchon au bout d'une ficelle qu'il agitait comme s'il n'était qu'un chaton. La boulangère ne l'avait que pour chasser les souris. Mais auprès du petit garçon, il savait rentrer les griffes et ronronner de toutes ses forces.
Alors, serrant les deux petits corbeaux, il se retint de pleurer. C'était le droit du chat. C'était son travail de chat. Son destin de chat. Ce pour quoi il était fait, et gardé par les humains. Pourtant, quand personne ne regardait, il jouait quand même avec le garçon. Il ronronnait pour rien en échange d'autre que des caresses dans sa fourrure un peu rêche. A croire que même le chat ne voulait pas être que ça : une machine à chasser les nuisibles. Oui, même le vieux chat voulait de la tendresse.
Il avait décidé de les appeler Aki et Kana. Kana comme sa soeur et Aki comme la fille du palefrenier. Celle aux cheveux blonds et aux yeux qui riaient toujours un peu. Celle qu'on lui avait interdit de revoir, parce qu'ils n'avaient rien à faire ensemble. Le fils héritier des Haalu qui courrait dans les près avec une roturière ? Que diraient les membres de la cour de l'empereur ? Mais ce n'était pas grave, Aki et lui se voyaient quand même en cachette. Il sautait par dessus le muret et filait dans les prés attenants au pavillon des femmes. Tout paré de son kimono fleuri de chrysanthèmes rouges et or, là où elle ne portait qu'une tunique de lin, ses gaïta aux pieds ils jouaient ensemble à faire des couronnes de fleurs. Pour une fois, même Kana n'avait pas cafté.
Les deux bébés corbeaux avaient survécu, grandissant à vue d’œil. Il leur donnait du pain trempé dans du lait et les deux oiseaux ne savaient pas encore voler mais grimpaient déjà sur sa tête en poussant des cris rauques. Il avait dû arrêter de voir le chat le matin pour les protéger. Mais ils en valaient la peine. L'autre nuit, ils l'avaient avertit de l'arrivée de sa mère alors qu'il attendait Aki et ils avaient eu le temps de filer avant qu'on les trouve ensemble.
Un matin d'automne, alors que ses corbeaux tournoyaient dans le ciel brumeux, on le trouva endormi dans la paille de la grange du palefrenier, auprès d'Aki. Il ne la revit plus. La correction fut terrible, mais l'enfant ne pleura pas pour la douleur : il pleura sur son amie, obligée de s'exiler pour ne pas subir l'ire de la puissante famille Haalu. Il pleura longuement. Tout un jour et toute une nuit, ses corbeaux l'entourant de leurs ailes et lui picorant les doigts.
Mais Aki ne lui fut pas rendue. Même Kana était triste, il le voyait bien dans ses yeux mais sa jumelle contenait mieux que lui ses émotions. Peut-être parce qu'elle n'aurait jamais les même obligations ? Elle aurait bien aimé, pourtant, prendre la place de son frère. Mais il était né le premier, d'une petite heure. Cela en faisait le plus vieux. Et l'héritier. La source même de toutes les aspirations des Haalu.
Ce fut les yeux pleins de larmes qu'il rencontra pour la première fois celui qu'on lui présenta comme son grand-père, encore tout groggy de la perte d'Aki. Le vieil homme aux traits sévères le terrifia. Et pourtant, quand tout le monde fut partit vaquer à leurs occupations, il trouva sa cachette dans les bois près de la montagne. Et lorsqu'il vit les deux oiseaux, il n'eut qu'un sourire bienveillant et un rire.
"Tu es vraiment digne de moi, petit Corbeau." Corbeau. Ce nom se grava en lui, comme la cristallisation de tout ce qu'on attendait de lui. De ce pourquoi il était fait. Pourtant, à cet instant, son grand-père lui parut accessible. Ce fut la première fois que l'enfant se confia à un adulte. Il lui parla d'Aki, de sa soeur Kana, de sa peur, du fait qu'il ne voulait pas devenir un Assassin et tuer des gens. Qu'il voulait juste rester jouer pour toujours avec ses oiseaux, et vivre de grandes aventures.
Grindal Haalu l'écouta attentivement, avec patience. Ils parlèrent longtemps, pendant la courte semaine de présence du Doyen dans les affaires familiales. Un jour, lui dit-il, il le mènerait à Lostrego, rencontrer le tout jeune futur Maître. Il quitterait le Wuweishu, et Kana, mais aussi sa mère et son père, qui brimaient toute liberté. Il lui faudrait être fort.
Fort, il l'avait été. Il ne pleura pas sur le chemin, quand son grand père revint le chercher, deux ans plus tard, alors qu'il n'avait que onze ans. Il se laissa mener, entre tristesse et excitation. Il savait déjà faire de nombreuses choses, comme quel poison pouvait tuer sans laisser de traces, ou encore comment orner sa peau et ses cheveux à la manière des courtisanes. Grindal Haalu avait dû dire quelque chose car l'on vit plusieurs fois ses oiseaux mais personne ne lui ordonna de ne plus les approcher. On les laissa même rester avec lui dans le pavillon des femmes.
Tout était nouveau, et radicalement différent de sa vie en Wuweishu. La haute noblesse Lostreg l'ignorait, au mieux et on le présenta comme un cousin à la famille des gouverneurs, les Harfang. Mais lui, s'en fichait un peu. Caché à demi derrière son grand-père, il fixait l'autre gamin aux cheveux noirs comme le plumage des corbeaux. Et ce dernier le fixait en retour, légèrement planqué derrière son frère aîné, un tout petit dragon noir bien serré dans ses bras comme une peluche.
"Tu es plus petit que moi." Fut la première chose que dit Shiki Haalu à Candel Harfang. Ce dernier haussa simplement les épaules et laissa tomber son dragon qui vint renifler l'autre enfant alors que les corbeaux croassaient d'angoisse.
"Et toi, tu ressemble à une fille." D'un même geste, ils se tirèrent la langue. Puis se retranchèrent derrière leurs parents respectifs.
La noblesse Lostreg était très différente de celle de Wuweishu, tout aussi venimeuse, mais différemment. Mais il n'était pas interdit ici de jouer avec des gens de basse extraction, et, même si sa sœur lui manquait, il se fit l'ami du fils d'un marchand, un petit gros un peu replet qui n'avait cependant pas son pareil pour jouer du luth.
Ce fut son premier baiser, derrière des rouleaux de tissus. Shiki grandissait en beauté, mais son physique s'affinait, gagnant en délicatesse féminine, là où d'autres devenaient plus virils. Avec ses yeux fins maquillés de noir, et ses oiseaux, ses vêtements traditionnels wushei et sa délicatesse, il fut rapidement remarqué par plusieurs nobles. Son grand-père monnaya sa première nuit avec un riche noble qui paya pour l'enfant de quinze ans. Shiki savait depuis longtemps quel serait son destin. Comme le gros chat d'autrefois, il fit son travail. Mais comme le gros chat d'autrefois, il s'échappa toujours pour rejoindre le fils du marchand et lui donner ce qu'il donnait aux autres. Mais l'amour en plus. Pourtant, les temps insouciants ne durent pas, et son cher ami partit en compagnonnage pour devenir luthier. Ils ne se revirent plus jamais.
Aki et Kana toujours auprès de lui, tout comme Arkhail auprès de Candel, les deux gamins ne loupaient jamais une occasion de se disputer, mais c'était auprès du petit génie qu'Aki apprit l'art délicat des poisons subtils. La catin et le futur maître assassin se côtoyèrent jusqu'à l'entrée à Lindorm de Candel. Grindal Haalu était plus bienveillant que ses parents, bien que sévère. Il apprit auprès de lui l'art du sabre, et bien des façons de tuer. On en fit un courtisan, l'on façonna son esprit, son cœur et son corps. On l'enduit d'huiles précieuses, on lui apprit à danser, de la même manière qu'on lui apprit à tuer. Et Shiki accepta, apprit, donna son corps. Puis, plus tard, tua son premier homme. Son dernier râle sous ses doigts, il s'en souviendrait toute sa vie. Il l'avait étranglé avec la ceinture de son kimono. Il l'avait vu se débattre, puis convulser, puis retomber mollement, mou et flasque, souillant les draps.
Il avait fixé ses mains, tremblantes. Il avait tué. Il avait tué un homme. Il avait prit une vie. Comme le chat d'autrefois. Il pourrait bien ronronner, il tuait par devoir. Alors, il s'interdit de pleurer. Seul en lisière de la ville, sur les falaises battues par les vents, il hurla. Il hurla son dégoût à la face du monde. Il cria au vent tout son mépris pour ce qu'on faisait de lui. Mais le chat avait-il eu le choix d'être né chat ?
Ce fut Candel qui l'intronisa, dans le sanctuaire, lors de sa cérémonie. Il avait vingt ans. Et ils se regardèrent ensuite alors qu'il lui donnait l'accolade, tandis que Shiki lui glissait à l'oreille
"C'est quand même toujours toi le plus petit." Le Maître ne rit pas, ni ne lui tira la langue, à la place, il lui glissa en retour :
"Oui, mais c'est toujours toi la fille."Shiki parcourut des contrées disparates, envoyé en mission auprès des puissants de ce monde, cueillant secrets et derniers soupirs dans des draps de satin, ses corbeaux le suivant toujours. Corbeau, l'homme aux yeux rouges, cet homme au corps si semblable à ceux des femmes, devint une prise convoitée, un courtisan de choix. L'on sussura son nom dans des alcôves, l'on réclama son corps. Ce corps délicat ploya pour le Monde, mais mit ses cibles à genoux. Il se fit plus lointain, plus amer. Il quitta son innocence, vendue autrefois au plus offrant. C'était le rôle du chat que de dévorer les nuisibles. Le rôle du chat que de se glisser, pattes de velours, et douce fourrure, puis de tuer d'un coup de croc. C'était son travail, sa routine. De sa vie à Wuweishu, il n'avait gardé qu'un distant contact avec sa sœur jumelle. Il ne voulait en vérité que la préserver de la vérité sur son compte.
Mais, alors qu'il était envoyé à une mission plus délicate dans l'ancienne Khi'Saab, auprès d'un riche marchand, dans le but d'approcher la cours du sultan, cette monotonie fut brisée par un curieux énergumène.
Le marché était un endroit honni pour Shiki, dont l'agoraphobie avait toujours été présente. Mais il n'avait pas le choix, il devait absolument le traverser, en pleine affluence, afin de rejoindre un contact de la Main. Pétris d'angoisses, le jeune homme tenta bien de raser les murs mais un mouvement maladroit de badauds le força à s'écarter. Se trouvant pris au milieu de la foule, l'angoisse se fit si vive qu'il en perdit connaissance.
Revenu à lui, il se trouvait dans une ruelle, sans ses effets personnels, sans son argent, et presque nu. Épuisé, tremblant de froid - les nuits étaient parfois glaciales dans cet endroit aux sables brûlants, ses oiseaux bien en peine de l'aider, il se releva, tout contusionné. Las, il longeait les murs des bas quartiers de la capitale, sans argent et sans armes.
Au détours d'une ruelle, six hommes louches. Il tenta bien de passer outre mais on le rattrapa. Si le sexe était une part de son fond de commerce, son rôle de courtisan, il n'était pas prêt à se faire violer dans une rue mal famée. Mais il était encore un peu groggy et se vit, presqu'en spectateur, être agrippé, se débattant tant bien que mal, ses oiseaux affolés fondant sur les hommes toutes serres dehors. Mais ils étaient trop nombreux, bien trop nombreux et lui trop sonné pour se défendre efficacement.
Ce fut à cet instant, qu'il bondit dans la mêlée en un hurlement à la lune. Fondant comme un diable blanc et rouge, babines retroussées, sur les malandrins, il les mit en déroute sans peine, ses crocs puissants se plantant dans le moindre membre à sa portée, rougissant le sol de sang. Sang qui éclaboussa Shiki, assit contre le mur, tentant de ramener contre lui les lambeaux de ses vêtements légers. La créature tourna finalement son museau vers lui, les babines couvertes de sang.
Elle s'avança vers le jeune homme d'un pas de velours. Et ouvrit la gueule près de son visage, le jeune homme ayant une vue imprenable sur l'écume rougissant ses crocs luisants. Mais, la créature sortit la langue et le lécha dans un grondement qui ressemblait plus à un jappement content, tandis que sa longue queue fouettait l'air. Partagé entre sa frayeur extrême et le soulagement, Shiki sentit les larmes qu'il refrénait depuis des années ruisseler sur ses joues. Plié en deux par les sanglots, il sentit contre lui cette fourrure chaude et douce, et la truffe humide et s'y accrocha, tenant les longs poils pour pleurer pour la première fois depuis bien longtemps.
Za'Harkand, puisque c'était son nom, était un dragon atypique. Et semblait bien décidé à suivre partout l'assassin. Impossible de lui faire entendre raison. Quand bien même il le chassait, le dragon à fourrure revenait. Il lui fit permit par le marchand de le laisser venir à sa guise - sans doute parce que le dragon était plutôt connu en ville pour y vivre plus ou moins depuis des années et pour n'avoir pourtant jamais fait mine de devenir l'ami ou l'allié d'aucun humain. Cela ne pouvait être qu'un bon présage.
A présent, deux ans plus tard, toujours infiltré dans le harem du marchand, devenu son officiel favori, Shiki est toujours suivi de son drôle de dragon et de ses corbeaux. Et il espère pouvoir enfin accéder à celui qu'il vise depuis si longtemps : le sultan en personne.