Que ces vacances lui semblaient longues. L'ambiance à la maison était électrique, Mara était intenable, maman était encore malade et papa brillant toujours autant par son absence. Magnifique ! Quelle famille ! Aldo avait donc écourté son séjour à la demeure familiale à Bianca pour retourner dard-dard à Lindorm où il pourrait au moins jouir d'une tranquillité relative et réviser sans les éclats de voix habituels. En plus, à Lindorm il avait droit de voir Azula autant qu'il le désirait et non en cachette parce que son père ne supportait pas l'idée que son deuxième fils soit devenu dragonnier.

Arrivé devant le portail imposant en fer forgé, Aldo sourit et flatta l'encolure de sa dragonne à tête d'aigle. En franchissant les deux battants ouverts, il jeta un coup d'oeil à la devise de l'académie : Semper Fidelis. Toujours fidèle. Fidèle à quoi au juste ? Le jeune homme n'avait jamais vraiment compris ces mots, à qui ils s'adressaient ni à quoi ils faisaient référence. Et pourtant, les cours étaient on ne peut plus clairs à ce sujet. Mais il doutait cependant qu'on leur disait toute la vérité, rien que la vérité. Il haussa les épaules et avança d'un pas assuré vers le bâtiment. De toute façon, il s'en fichait. Il était ici pour obtenir son diplôme, rien d'autre ne comptait.

Il devait passer par le bureau pour aller chercher son emploi du temps. Cette année était sa cinquième et la dernière dans cet établissement. Que ferait-il après ? Bonne question. Azula ne voulait pas aller se battre. Elle ne voulait pas être blessée et mourir, et ne souhaitait pas non plus ce sort à son allié. Et lui, que voulait-il, au final ?

Tout à ses pensées, il ne vit pas la silhouette frêle devant lui et manqua de la renverser au passage. Il la rattrapa par les épaules et la remit droite sur ses pieds avant de s'adresser à elle, avec un sourire aimable.

-Désolé. Je t'avais pas vu. Dit-il simplement sans se douter que cette simple phrase pouvait peut-être être cinglante pour l'élève. L'élève en question était plutôt miteux d'ailleurs. Fille ou garçon ? Aucune idée. Mais un nouveau, ça c'est sur.

Liatris avançait, le nez dans son livre de Soins aux dragons, pas que le sujet la passionne - très loin de là en fait - mais c'était le dernier qui lui restait à lire. Et il lui semblait impossible de retenir ce qui y était expliqué. Ce n'était pas inintéressant, mais le sujet des dragons, sensible, lui était pénible. Elle n'avait pas plus aimé les livres de tactiques militaire et de combat. Combattre ? Ce n'était pas dans ses cordes du tout.
Elle aurait été incapable de ressortir quoi que ce soit de ces lectures quand elle aurait pu citer par cœur le livre d'herboristerie en l'ayant lu une seule fois.

Soudain, un obstacle, elle buta dans quelque chose, se prenant son livre dans le nez, ses lunettes manquant de tomber, ainsi que le lourd ouvrage et elle choisit de rattraper ce dernier, les lunettes rebondissant au sol, heureusement sans casse. Elle sentit des mains l'attraper par les épaules avant qu'elle tombe à son tour. Vacillant, tétanisée, elle se raidit instinctivement en fermant les yeux quelques secondes, frissonnant de crainte.
Mais les mains la lâchèrent et elle put de nouveau respirer, ayant bien du mal à voir autre chose en face d'elle qu'une grande silhouette blonde et très floue. Clignant des yeux comme un hibou dans la lumière, elle serra fort le livre contre sa poitrine. Il ne l'avait pas vu ?

"C'est... C'est rien, on me voit pas souvent." Fit-elle d'une voix piteuse avec sa franchise déplacée qui avait toujours le don de mettre mal à l'aise. Mais c'était elle qui était mal à l'aise à cet instant, cherchant ses lunettes du regard, sans oser bouger de peur de les écraser du pied, comme cela lui était déjà arrivé par le passé.
Elle ne les voyait pas.

"Désolée." Fit-elle encore d'une voix faible, restant plantée là comme un piquet, sans oser bouger tant que l'autre restait là...

Le... "truc" devant Aldo semblait tétanisé, crispé sur son livre de soins aux dragons, pour autant qu'Aldo pu en juger en inclinant la tête pour lire le titre et ne bougeait pas en lui faisant face. Dans la bousculade, une paire de lunettes était tombée et gisait entre ses pieds. Il allait pour les ramasser, quand la réplique de l'élève l'arrêta net dans son geste et le fit se redressa. Une voix fluette, une silhouette fluette. Il y avait de grande chance pour que ce soit une fille, mais le doute était encore permis.

-Ici, il faut savoir prendre sa place et se faire respecter... Commença-t-il, d'un ton un peu dur. Cependant, il se souvient que lui-même n'avait pas vraiment brillé par son éloquence lors de sa première année. Plongé dans les bouquins, il n'en était que peu ressortit, lisant et relisant ses matières préférées sans se lasser. Puis il se radoucit et ajouta : Mais savoir se montrer discret est aussi une bonne chose. Tu ferais un bon espion... si le fait d'être invisible était voulu et qu'on ne te marchait pas dessus.

Il lui sourit simplement et se pencha pour ramasser ses lunettes, qu'il lui tendit finalement.

-Tiens, tes lunettes. Ne sers pas tant ce pauvre livre, tu vas l'étouffer.

Quelques camarades saluèrent Aldo de loin et lui donnèrent rendez-vous à la cafétéria plus tard, puis s'éloignèrent et Aldo reporta son attention sur la "chose" qui n'avait as bougé devant lui.

-Au fait, je m'appelle Aldo. Je suis à Ventus en 5ème année. Ça va aller, je t'ai pas fait mal ?

Il n'était pas du genre maternel. Mais il n'était pas non plus du genre à frapper les plus faibles. Loin de lui l'idée d'infliger des blessures, surtout à quelqu'un qui semblait avoir souffert toute sa vie. La richesse et l'aisance de sa propre famille lui revint alors en pleine figure et le dégoûtèrent presque. Il perdit son sourire, et ne bougea pas, attendant la réponse de la jeune fille... ou du jeune garçon... enfin du machin planté là et qui tremblait presque.

Le combat était-il si vital pour qu'on le lui rappelle en plein couloir, comme pour lui jeter à la figure cette évidence qu'elle essayait de nier de toutes ses forces alors qu'elle s'acharnait à ne pas se lier avec Léthé, réussissant l'Alliance de justesse à cause du dragon d'air ? Elle qui tentait d'oublier ce qu'elle allait devenir voyait le premier venu le lui rappeler sans tact, comme s'il l'avait giflée.

Elle serait un futur soldat, la machine était en marche pour faire d'elle de la chair à canon...

Troublée, la jeune fille prit mécaniquement ses lunettes, comme si elle était sonnée, les sourcils froncés sur deux yeux très noirs qui se posèrent sur le dénommé Aldo qu'elle voyait enfin nettement. Presqu'un adulte, l'un de ses blonds aux yeux bleus que l'on salut de la main en passant. L'une de ces personnes dont elle ne ferait jamais partit. Tout cela, ce n'était pas son monde. Cet endroit ne serait jamais sa maison. Elle ne serait jamais une bonne combattante. Un bon dragonnier. Comment est-ce qu'elle, Liatris, la voleuse, l'exclue, la paria, pourrait-elle devenir l'une de ces figures qui faisaient rêver les gamins de l'orphelinat d'autrefois ?

Elle ne répondit pas, pendant un long moment, le jaugeant en silence, le fixant de derrière ses lunettes avec un air grave.

"Je n'ai pas mal." Dit-elle, avec franchise. C'était le cas. Une bousculade ne lui causait guère de douleur, elle qui avait été battue toute sa vie. La douleur était familière et insignifiante pour elle.
"Ici ? Mais c'est comme ça partout ailleurs." Fit-elle de nouveau, avec une certaine amertume dans ses yeux sombres, les épaules un peu voûtées, se balançant d'une jambe à l'autre comme si elle ne rêvait que de s'enfuir. Son ton aurait pu être déplacé, tant il contenait une forme de franche raillerie. Parce qu'Aldo devait être naïf pour croire qu'il n'y avait qu'à l'académie qu'il fallait prendre sa place par la force. Le monde était ainsi. Et elle le savait sans doute mieux que personne.

Elle retint son nom, son prénom, sa classe, son année, avec la précision d'une machine mnémotechnique, sans même se rendre compte combien ses capacités étaient exceptionnelles.

"Liatris Osgard. Ventus de première année." Dit-elle finalement d'une voix hésitante, comme si se présenter lui était pénible. C'était le cas. Donner son nom, sa classe, la laissait à sa merci s'il désirait la retrouver dans l'école pour la tourmenter.
De plus, il était un dragonnier d'air. Comme elle. A la différence qu'il en avait l'air. Pas elle.

Le dos rond, comme un petit chat sauvage, elle attendait qu'il se détourne d'elle pour filer. Elle ne tenait pas à continuer un échange en public. Trop de monde passait dans le couloir et elle commençait lentement à sentir les prémisses d'une panique la saisir au creux du ventre.

Alors qu'elle remettait ses lunettes, Aldo vit posé sur lui deux prunelles d'un noir de jais, transperçantes. Il en fut presque surpris, tant ce regard sûr de lui contrastait avec tout le reste de la fragile silhouette qui lui faisait face. Sa voix était froide, neutre alors qu'elle répondait au jeune homme qu'elle n'avait pas mal, comme un défi au monde entier. D'ailleurs, elle en rajoutait en commentant que ce n'était pas qu'ici qu'il fallait prendre sa place et se faire respecter. Il ne su pas trop que répondre alors. Lui n'avait sa place qu'à Lindorm, parce que dans le monde, il n'était pas grand chose. Plus maintenant. D'ailleurs, il n'avait jamais senti qu'il était quelqu'un, ou qu'il aurait pu le devenir. Depuis toujours, le meilleur avait été Rafael. Depuis toujours il ne s'était pas senti vraiment à sa place dans cette mascarade familiale. Malgré tout, malgré le ton un peu brute et condescendant de la gamine, Aldo ne releva pas. Pas directement. Elle était débraillée, un peu sale, le dos voûtée, l'instant d'avant, son regard était fuyant. Elle lui rappelait ces mendiants des quartiers les plus défavorisés de Bianca... oui, parce qu'il y avait des quartiers défavorisés, même dans la riche cité céleste. Cette fille qui disait s'appeler Liatris, était-elle sortie tout droit de la rue ? De ces rues-là ? L'avait-il déjà croisé auparavant ? Pendant quelques instants, elle ne prononça pas un mot, comme si elle analysait les informations qu'Aldo lui avait donné et les rangeait soigneusement dans un coin de sa mémoire. Si elle était ici, c'est qu'elle devait avoir un potentiel, quelque part, de toute façon.

Le jeune homme avait apprit à se méfier des apparences durant ces cinq dernières années. Particulièrement des petits maigrichons, ou maigrichonnes, qui pouvaient envoyer au tapis une montagne de muscles. Suffisait de savoir où et quand frapper.

Il ne lui avait pas donné son nom de famille, volontairement. Trop de monde savait déjà qu'il était le fils d'u gouverneur d'Aeria et cela ne l'avait jamais servi. Pour cette fille, il serait seulement Aldo.

La réaction de Liatris le fit sourire finalement. Quelque chose en elle le poussait à vouloir lui apprendre les bonnes manières, lui montrait que tout n'était pas que merde dans ce monde, qu'il y avait des belles choses, et surtout qu'elle y avait sa place, même toute petite, quelque part. Mais pour le moment, il lui tendit un main amicale, toujours en souriant.

-Enchanté Liatris. Et bienvenue à Lindorm. Je peux t'aider à te faire une place ici. Tu n'auras pas vraiment le choix de toute façon. Si tu es là, c'est pour une bonne raison. Il te faut seulement la trouver.

Pourquoi restait-il là, à lui tendre la main ? Pourquoi ne pouvait-il pas la laisser tranquille ? Elle voulait juste continuer son livre, continuer son chemin dans le couloir. Ne plus devoir parler. Ne plus devoir supporter ce couloir trop passant. C'était une torture pour elle. Etre ici n'était pas pour elle.

Elle ne prit pas cette main tendue, parce que trop de mains tendues étaient des gifles à venir. Parce qu'une main tendue peut tellement facilement se retourner contre celui qui veut s'en saisir, pour ne finalement que chuter quand l'autre la retire, au dernier moment. L'être humain n'est pas altruiste. Il est égoïste et bête. Il est belliqueux : la preuve, il se bat, prouve sa valeur dans les combats. Cela ne lui ressemblait pas. Elle détestait le combat. Elle ne voulait pas apprendre à se défendre ou même à faire du mal aux autres. Elle deviendrait fatalement le bourreau de quelqu'un ce jour là, comme les autres avaient été ses bourreaux.

Liatris ne fit que soupirer, sans prendre cette main.

"Aider est un verbe transitif signifiant : secourir, faciliter les actions de quelqu'un.
Je n'ai pas besoin de cela. Cela ne facilite pas mes action, que d'avoir quelqu'un qui pense savoir quelle doit être ma place à mon encontre"

Son ton avait quelque chose de dur, comme un bout de métal derrière l'enrobage de flan. Ses yeux noirs étaient graves alors qu'elle serait plus fort encore le livre contre elle, les jointures de ses doigts fins devenues blanches.

Elle fit un pas en arrière, le fixant toujours comme si elle cherchait à savoir où est-ce qu'elle avait déjà vu son visage. S'il était Ventus, il était peut-être quelqu'un qu'elle avait déjà croisé. Mais rien ne lui vint. Elle était habillée misérablement - un jean rapiécé et un tee-shirt noir informe quand lui était d'un blanc immaculé, altier dans son ensemble qu'elle aurait volontiers imaginé cousu de fils de soie.
Ils n'avaient rien en commun. Et il aurait voulu lui venir en aide ? L'aider à quoi ? A lui ressembler ? A ressembler à tous ces riches arrogants persuadés d'être meilleurs que tous ceux qui pataugeaient avec elle dans la misère et la faim ?

Elle renifla, avec un certain dédain, à la fois arrogante et sauvage, mais aussi têtue. Une facette étrange de cette fille autiste qui n'aimait que le charme de la banalité. Elle n'avait pas besoin de lui. Parce qu'elle n'avait jamais eu besoin de personne. Qui était là lorsqu'elle était battue dans une cave par un riche marchand qu'elle avait volé pour subsister ? Qui l'avait aidé lorsqu'on l'avait laissé pour mortes dans les ruelles de Bianca, dans le caniveau, tel un déchet dont on ne voulait plus ?
Personne.

Alors, elle n'aurait jamais besoin d'être secourue. Plus maintenant. Plus jamais.

Aldo resta planté là, main tendue, pendant presque une minute. Liatris lui jeta un regard mais ne répondit pas à son geste. Peut-être ne savait-elle pas ce que ce la signifiait ? Mais le jeune homme n'insista pas. A quoi bon ? Puis, il l'entendit sortir la définition du mot "aider" du dictionnaire, comme si elle l'avait appris par coeur, et argumenta qu'elle n'avait pas besoin d'aide, ni qu'il pensait savoir qu'elle était sa place. Encore une fois, cela surpris l'aerien. Il finit par rire doucement en relaissant tomber sa main.

-Je ne sais même pas qu'elle est ma propre place, alors savoir qu'elle est la tienne, je serais bien prétentieux de le croire.

Il l'observa reculer de quelques pas, serrant toujours le livre contre sa poitrine, protégeant sa propriété, peut-être pour la première fois de sa vie. Aldo perdit alors son sourire. Non pas qu'elle l'avait blessé, mais quelques souvenirs lui revenaient en mémoire. Des situations, peu agréables, auxquelles il avait assisté.

**flashback***
Il tenait la main de son père. Il n'avait que quatre ou cinq ans et ils avaient le privilège de participer tous ensemble à une sortie familiale, un dimanche après-midi. Le soleil brillait haut dans le ciel au-dessus de Bianca. Soudain, le regard d'Aldo croisa celui d'un mendiant. Sans peur, juste curieux, l'enfant questionna.
-Papa, pourquoi il est assis par terre, le monsieur ?

Le père avait à peine entendu la question de son fils. Pendant un moment, il chercha l'endroit que pointait Aldo du doigt, et se détourna bien vite, comme gêné, ou agacé.
-Hein ? Où ça ? Ah, là ? Bof, t'occupes pas. C’est rien...
*** Fin du flashback***

Rien. Voilà tout ce qu'étaient les autres pour Alberto Ortega. Rien. Surtout quand ils n'avaient pas d'argent, ni le moindre pouvoir sur les choses. Quand ils n'étaient que des quidams insignifiants (c'est pour dire...) dans la rue. Invisibles créatures. Si Aldo était né avec une cuiller en argent dans la bouche, il aurait donné tout ce qu'il possédait pour offrir ne serait-ce qu'un repas à cet homme au visage triste, au regard dur... ce regard qu'aujourd'hui il retrouvait dans celui de Liatris. Le "prince" avait l'impression d'avoir devant lui un animal sauvage, mais blessé, à l'allure faible, mais qui sortait les crocs dès qu'on essayait de l'aider, parce que la douleur était telle, qu'il préférait se débrouiller seul, sans personne.

-Le monde n'est pas tout blanc, ou tout noir. Je connais pas ton histoire, et je suis désolé pour ce que des humains ont pu te faire subir. Il y aura bien un moment où tu auras besoin de l'aide de quelqu'un. Je dis pas d'un ami, juste de quelqu'un. Et un jour, quelqu'un aura peut-être besoin de ton aide.

Liatris fixait Aldo avec une insistance dérangeante, notant son moment d'absence, se demandant s'il allait s'énerver. A sa surprise, il n'en fut rien. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Habituellement l'on ne restait pas longtemps auprès d'elle, comme le garçon au cheveux rouges, deux jours plus tôt. Lui aussi avait vite filé, emportant avec lui les mystères qui l'avaient attiré près de lui. Elle en était un peu peinée. Elle l'avait observé, de loin, sans vraiment comprendre. Elle s'était contentée de le jauger de loin avant de retourner à ses livres.
Alors pourquoi est-ce que ce garçon, cet homme, ne partait-il pas ?

"Ce sont les autres qui nous donne notre place : en nous regardant ils nous rangent dans des boîtes où l'on reste parce que c'est plus confortable de faire ce que l'on attends de nous. Et qu'on aura beau se tortiller dans tous les sens, l'on sera toujours dans une autre boîte, comme des poupées gigognes de plus en plus grandes, jusqu'à ce qu'il soit impossible d'en sortir même avec toutes nos forces. Même si l'on devient un Dieu, l'on est quand même dans une boîte : la boîte Dieu, tant qu'il y en a pour croire que c'est ce que nous sommes."

Sa voix était distante, comme si elle avait marmonné cela pour elle seule. Liatris n'avait pas pour habitude de parler. Pas pour habitude d'exposer sa curieuse vision du monde qui la rendait si étrange aux yeux des autres. Elle était persuadée que l'autre élève n'avait rien écouté.

"L'aide, c'est très relatif... L'on a besoin d'aide, parfois. Mais parfois, il n'y a personne. Alors il faut bien faire sans. Comme quoi l'on peut toujours faire sans, si on le veut vraiment."

L'incurable misanthrope se tut de nouveau, restant un moment silencieuse, faisant de nouveau quelques pas sur le côté comme pour s'enfuir à la première inattention d'Aldo.

"Le monde est plein de couleurs et de nuances, évidemment." maugréa-t-elle finalement, comme si Aldo, à la prendre pour une demeurée en lui parlant comme l'on explique les choses à une enfant sauvage l'avait vexée. Il n'en était rien, peut-être avait-il simplement un peu froissé la jeune fille qui ne payait certes pas de mine mais savait se servir de sa tête.
Sans se douter elle-même de son potentiel, à vrai dire.

Liatris semblait avoir envie de fuir, se déplaçant petit à petit, d'un pas à la fois, en arrière, sur le côté. Elle pensait peut-être qu'Aldo n'avait pas remarqué son manège. Mais il avait l'oeil. Et il se demandait bien pourquoi elle se comportait ainsi. Il n'était pas un prédateur. Elle n'était pas une proie. Mais il ne pouvait pas comprendre, n'est-ce pas ? Lui qui n'avait toujours connu que le confort, jamais le besoin. Qui n'avait jamais eu faim. Qui n'avait jamais été frappé, en-dehors des cours de combats. Qui n'avait jamais eu à se battre ou se débattre pour sa vie. Elle lui sortit tout un discours sur des boîtes dans lesquelles on mettait les gens. A bien l'écouter, elle n'avait pas tord en fin de compte. Mais pas totalement raison non plus. Lui-même n'était dans aucune boîte, ou alors, il ne s'en était pas rendu compte. Et elle, ne le mettait-elle pas dans une boîte ? Richesse, aisance, arrogance peut-être même. Il n'était pas fier de sa fortune, de sa famille. Certes il ne se plaignait pas non plus. Il n'aurait pas voulu être abandonné, jeté dans un foyer ou un orphelinat, crever de faim, devoir voler ou il ne savait pas quoi. Mais il ne pensait pas non plus que les "pauvres" ne valaient rien, comme son père avait tenté de lui faire comprendre. Aldo avait toujours eu cet esprit critique sur les choses, cette curiosité, cette ouverture d'esprit. Et puis surtout, cette main tendue. Combien de fois il s'était fait disputé pour avoir donné quelques pièces à des mendiants dans la rue ? Mais il s'en fichait. Des pièces, il en avait plein. Il n'en avait pas besoin.

Liatris aborda le sujet de l'aide justement, d'une voix monotone, basse, à peine audible. Heureusement, il n'y avait pas encore trop de bruit dans le couloir. Il est vrai ceci dit, que l'endroit n'était pas spécialement bien choisi pour une conversation, telle que celle-ci. Oui. On peut toujours se débrouiller seul. Quand il le faut vraiment. Mais il détestait être seul. Il avait toujours besoin de la présence de Mara, ou d'Azula dans sa vie. La séparation d'avec sa soeur avait été difficile. Pour lui seul, il le savait. Mara se débrouiller très bien toute seule. Mais la solitude un jour, pèse et détruit. L'humain n'est pas fait pour être seul. Il garda ses réflexions pour lui cependant. Pour la première fois de sa vie, quelqu'un lui clouait le bec, et c'était une gamine plus jeune que lui à l'allur eplus que miteuse en plus. Cela le fit sourire encore. L'imprévu, le défi, c'était revigorant non ? Se sentir vivant. Qu'on était pas qu'une simple coquille vide. Et Liatris était loin d'être une coquille vide. Elle en avait dans la tête, mais... en avait-elle conscience ?

-Azula est... tout pour moi. Si elle n'était plus là, pour m'aider, je ne sais pas ce que je ferai...

Murmura-t-il finalement, livrant ainsi sa plus grande faiblesse à une parfaite inconnue sans se soucier de savoir si elle pourrait se servir de cela contre lui. Il avait seulement envie de le dire. Car il ne l'avait jamais vraiment dit à personne, même si on s'en doutait.

Au milieu du couloir, un étrange aveu. Liatris regardait ce garçon qu'elle ne connaissait que depuis deux minutes, la tête penchée sur le côté. Non, elle ne comprenait pas. Pourquoi dire cela à une inconnue ? Pourquoi le dire alors qu'ils "discutaient" au milieu du couloir ? Et surtout pourquoi le dire à elle ?

Elle avait déduit que le jeune homme parlait de son dragon - il ne fallait pas être devin. Elle avait pu observer le comportement des autres étudiants avec leurs dragons, les binômes ainsi formés lui avaient semblé très très différent de sa relation avec Léthé. Elle détestait son horrible dragon. Il lui faisait peur, il la martyrisait. Il n'était ni gracieux, ni beau.

Certains dragons étaient superbes, réellement, même pour elle que ces créatures indifféraient - voir terrifiait. Ils était majestueux, semblaient si attentif avec leur Allié, comme liés par une parfaite complicité... Si loin d'elle et de Léthé. Elle en avait conçu, au plus profond d'elle-même une jalousie résignée, comme une braise immédiatement éteinte. Peut-être qu'elle aurait pu être un vrai dragonnier, si elle avait été liée à l'un de ces beaux dragons si gentils et si sages... Peut-être, oui. Mais elle avait Léthé. Et elle n'aurait jamais que lui.

Alors, doucement, elle s'approcha d'Aldo jusqu'à tirer sur sa manche dans un geste un peu étrange. Elle était bien plus petite, malingre, misérable même, avec ses yeux cernés, sa pâleur malade. Mais elle vint bravement tout de même, comme prête à bondir en arrière au moindre mouvement suspect.

"Mais elle est là, non ? Il ne faut pas penser que ce qu'on aime vraiment fort peut disparaître : cela fait passer le temps plus vite."

Liatris ne souriait pas, parce qu'elle ne savait pas sourire. Elle le regardait simplement avec une intensité presque dérangeante, son regard fixe de petite chouette le scrutant avec insistance.
Elle ne savait pas réconforter. Pourtant, pour une fois, elle aurait bien voulu. Parce que, même si elle ne comprenait pas les sentiments des gens, elle voyait la tristesse d'Aldo. Il lui semblait dommage d'être triste en avance : ce n'était jamais que du gâchis de temps passé à être heureux.

"Dis-toi que tu peux compter sur elle. C'est important, de pouvoir faire confiance. Et c'est rare. Ne gâche pas le temps en pensant à quand ce sera fini. Parce que vous serez malheureux ensemble au lieu d'être heureux tous les deux."

Liatris se trouvait très déplacée de parler d'amour et de bonheur : elle ne savait pas ce que c'était. Mais elle imaginait. Elle n'était pas idiote. Et sa douche de la veille ainsi qu'une nuit dans un lit confortable après un bon repas chaud lui avaient montré que, même pour elle, le bonheur pouvait exister dans ces choses insignifiantes. Comme des perles dans les mollusques bivalves.

Elle s'éloigna de quelques pas, puis, dans un soupir, rebroussa chemin, s'éloignant rapidement d'Aldo, retournant à sa si chère solitude. Elle avait bien trop parlé pour aujourd'hui.


[Clos pour moi, merci Aldo <3]

Tête baissée, en position de faiblesse, il sentit soudain qu'on tirait doucement sa manche. Tournant la tête légèrement, puis la relevant, il se rendit compte que c'était Liatris, qui était revenue vers lui. Son regard s'était adouci. Beaucoup plus petite que lui, elle semblait sur le qui-vive, mais elle affrontait bravement Aldo, beaucoup plus grand, plus imposant, et son aîné de plusieurs années. Les mots se voulaient réconfortant, Aldo s'en doutait et même s'ils étaient maladroits, ils trouvèrent le chemin de son coeur et apaisa son âme, pour un moment du moins. En réalité, il était effrayé à l'idée de devenir un soldat, de la chair à canon, pour une guerre absurde et répandre le sang de ses ennemis. Tout ce qu'il voulait lui, tout ce qu'il avait toujours voulu, c'était rester près d'Azula, voler sur son dos, parcourir le monde, vivre l'aventure.

Liatris ne souriait pas. Aldo non plus. Il croisa son regard noir et la scruta pendant un moment, y cherchant les réponses à ses questions. Qui était cette fille, d'où venait-elle, qu'avait-elle enduré pour avoir un tel discours, aussi mature pour une si courte vie ?

Mais avant qu'il ai pu lui poser ne serait-ce qu'une seule de ces questions, elle était déjà repartie, emportant avec elle son livre de soins aux dragons et ses mystères, son allure miteuse et sa tristesse.

Aldo se reprit et réfléchi un instant. Pourquoi était-il là, déjà ? Il tourna sur lui-même et son regard azur se posa sur la pancarte indiquant le bureau administratif. Ah oui ! Il était là pour venir chercher son emploi du temps. Il frappa à la porte et entra quand une voix l'y invita.


[Mais je t'en prie, merci à toi ^^]