*Tu es sûre que c'est bien prudent, Kat ? D'ordinaire, nous ne faisons confiance à personne car tu le sais mieux que moi : les gens sont trop lunatiques.*

- Je fais confiance à Idriss. Nous avons la même vision des choses, un monde sans guerre, sans souffrance... Mais à l'intérieur de la Tour, cela aurait été difficile de discuter, tu le sais aussi bien que moi.

Le dragon émeraude réfléchissait et finit par donner raison à son alliée. Ils se devaient de trouver des personnes qui pensaient comme eux, à savoir que le monde ne pouvait pas bien se porter tant que les pensées différaient trop. Parce que là où le Gouverneur de Keven et son allié dragon souhaitaient que les conflits cessent, d'autres priaient pour qu'ils continuent car ils y avaient des intérêts. Tout était question d'argent et de manipulation dans la guerre et ceux qui tiraient les ficelles pensaient bien accroître leur pouvoir déjà bien grand.

Katell ne pouvait pas laisser faire cela, mais seule, elle ne pouvait pas faire grand chose. C'était bien pour cela qu'elle voulait discuter avec son ami qui était lui aussi Gouverneur. Ils devaient oeuvrer dans la plus totale discrétion pour ne pas alerter les mauvais sujets. Et pour cela, elle lui avait suggéré de sortir prendre l'air, ce qu'elle allait faire également.

Ayant revêtu son long manteau blanc épais en laine, la Kevii était sortie sans qu'on lui dise quoique ce fut, elle savait se faire discrète et ne pas se faire repérer. À tel point qu'Idriss ne l'avait même pas remarquée alors qu'il se tenait debout juste devant elle. Avec un petit sourire, elle s'approcha à pas de loup et se tint à côté de lui pour ne pas qu'il prenne peur. Lui posant une main sur le bras, elle s'écarta rapidement.

- Suis-moi.

Katell l'entraîna dans un endroit qu'elle connaissait bien pour l'avoir souvent visité pendant ses années à Lindorm. Il y en avait plusieurs de ce type sur l'île de Laragon, certains étaient même inaccessibles à cause du relief dangereux de la nature. Mais la jeune femme n'avait jamais eu peur. La forêt l'entourait et bruissait doucement, comme pour lui dire bonjour et apprécier sa venue. Se souciant de savoir s'il l'avait suivie, elle regardait fréquemment par dessus son épaule, jusqu'à ce qu'ils arrivent tous deux dans la clairière qu'elle connaissait bien : une petite étendue herbeuse saupoudrée de neige, entrecoupée par une petite rivière cristalline glacée, entourée d'arbres aux troncs épais.

- Ici nous ne serons pas dérangés. La Tour Perlée n'est pas l'endroit le plus fréquentable du Territoire quand on souhaite y parler de choses sérieuses.

Avec une mine grave, Katell finit par s'asseoir sur un tronc qui avait été déraciné du sol il y avait bien longtemps.

- Je ne fais pas confiance aux autres Gouverneurs. Ils sont trop ancrés dans leurs préjugés pour écouter quelqu'un. Et même si je n'apprécie pas certaines de leurs méthodes, je pense que les Wyrms méritent aussi qu'on les écoute... Cependant, Limlug a jugé qu'ils n'étaient pas dignes de s'allier avec des dragons, il doit y avoir une raison valable, tu ne crois pas ?

Même cette question lui paraissait sonner fausse... Sa foi en Limlug avait-elle été bafouée ? Katell se demandait pourquoi le Dragon Ancestral ne s'était pas manifesté quand les renégats avaient décidé de passer à l'attaque...

Assise sur le tronc d'arbre, emmitouflée dans son long manteau blanc, Katell était un peu perdue dans ses réflexions. Il fallait dire que depuis trois ans, la situation avait dégénéré de manière spectaculaire. Plus personne n'était en sécurité nulle part, les wyrms attaquaient de plus en plus les points stratégiques du Territoire, la panique du début avait cédé la place à une terreur latente, alors que chaque ville et chaque village attendaient de voir leur sort être décidé à tout moment.

La jeune femme avait bien tenté quelques actions pour protéger les cités de Keven, mais les ennemis étaient beaucoup plus nombreux que ce qui était prévu. Le pays avait été envahi en premier, son père avait lui aussi fait beaucoup de choses pour épargner les gens innocents... Mais ce n'était pas suffisant.

Les soldats renégats étaient pour la plupart organisés et loyaux, malgré les violents combats, mais certains d'entre eux s'étaient trouvés être des personnages immondes et immoraux, pillant, violant et mettant les maisons à feu et à sang. Et Katell se demandait comment une armée de rebelles pouvait être aussi organisée d'un côté, alors que de l'autre, on dirait juste une bande de pillards sans foi ni loi... C'était vraiment très étrange.

- Keven a été ravagée, mais Orëa et quelques autres cités sont restées debout et combattent encore bravement aujourd'hui.

La mélancolie avait frappé la jeune Kevii. Son père s'était rendu malade et avait péri à cause de cette situation cauchemardesque. Mais au-delà de sa mort, c'était aussi celles de gens qui n'avaient rien demandé qu'elle aurait souhaité venger. La guerre faisait toujours des victimes mais là...

- Ce ne sont pas les réunions qui m'inquiètent le plus. La discussion n'est meurtrière qu'après qu'elle ait eu lieu. Du coup, surveiller ses arrières aussi bien que ses avants... Je peux te dire que cette situation ne me plaît pas du tout. Nous avons déjà assez à faire pour reconstruire les villes endommagées. Beaucoup de personnes ont perdu leur vie, leur santé, leur maison ou bien d'autres choses encore à cause des Wyrms, mais aussi à cause de l'armée territoriale.

Que fallait-il faire ? Les conflits armés n'avaient jamais rien résolu alors pourquoi ? L'histoire le montrait bien : à chaque fois qu'un conflit éclatait, il y avait toujours un nombre incalculable de victimes. Et cela mettait les nerfs de Katell à rude épreuve, car elle aurait aimé que tout le monde se pose au moins cinq minutes pour se demander à quoi cela rimait.

- Je n'approuve pas les méthodes du Conseil, ni celles des Wyrms. On en serait sans doute pas là si tout le monde savait réfléchir.

La colère sourde et familière renaissait à chaque fois que Katell pensait à la situation.

- Je suis peut-être la dernière qui risque d'être blessée ici. Glaurung est un grand gardien, il n'a jamais laissé personne m'approcher avec des intentions pas clairement définies.

En prononçant ces mots, le gardien en question venait d'atterrir près de son alliée humaine et l'entourait de ses ailes fines, presque translucides. À cet instant, on pouvait déceler en lui le pouvoir sans âge qui coulait sur ses écailles, à la manière d'un soleil vert qui diffusait sa lueur tremblante sur la jeune Gouverneur.

- Glaurung est un ancien dragon, il vit depuis beaucoup plus longtemps que nous et sa sagesse est infinie. Il sait comment réagir à n'importe quelle situation.

*Et je protégerai Katell aussi longtemps que le Destin nous permettra d'être ensemble.*

S'il n'avait été un dragon, la phrase que Glaurung venait de prononcer aurait pu passer pour une déclaration, mais ce n'était qu'un rappel de ce qui était déjà.